LPPR : Les enjeux d’une réforme

Crédits illustrations : SPX mobilisé – Comité interpersonnel et étudiant de l’IEP

Le 5 mars 2020, une journée nationale d’action contre la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR) a conduit nombre d’universitaires dans la rue. Á Aix-en-Provence, les enseignants-chercheurs de Sciences Po Aix se sont mobilisés pour expliciter aux étudiants leurs conditions de travail et le sens de leur métier et ont débattu des risques engendrés, selon eux, par la perspective de réforme.

Les dangers de la recherche par appel d’offre    

Magali Nonjon (Maître de conférences en science politique, Sciences Po Aix – CHERPA) a souligné, d’emblée, que l’un des problèmes majeurs du projet de réforme est qu’il part du principe que le métier d’enseignant-chercheur est, partout, exercé de manière uniforme, alors que même si les universitaires partagent des routines professionnelles (comme le goût pour la rigueur de l’analyse scientifique), ils n’effectuent pas tous leurs services dans les mêmes conditions de statut, de rémunération, de protection sociale, de volume horaire, de “masse” d’étudiants, etc. Or, l’approche standardisée du métier telle que portée par les promoteurs de la LPPR incite à appliquer à l’ensemble de la corporation une même grille d’évaluation des activités d’enseignement et de recherche pratiquées, là où des différences de taille existent. En effet, selon les établissements, les charges de travail que représentent l’encadrement pédagogique sont très variées, mais aussi inégalement chronophages (ce n’est pas la même chose, par exemple, de préparer des Travaux Dirigés ou des Cours Magistraux, ni d’enseigner à des Premières années de cursus universitaire devant des amphithéâtres bondés ou à des petites promotions de Master, ou encore d’accompagner des étudiants sur leurs mémoires de recherche, rapports de stage ou projets professionnels). Á ce titre, la LPPR risque d’entretenir un cercle vicieux déjà largement engagé : conduire les collègues à réaliser des choix trop souvent contraints/subis entre le volet recherche et le volet enseignement de leur activité. Tenir les deux ensembles sera dorénavant intenable – au risque, du même coup, de sacrifier l’une des deux missions placées au cœur du métier d’enseignant-chercheur. Or, selon Magali Nonjon, une telle dynamique aura des effets néfastes sur le fonctionnement de l’Université, car elle risque de faire peser les charges vues comme les moins enviées ou considérées comme non stratégiques dans l’avancement de carrière sur celles et ceux déjà en situation de précarité. Cela conduira également à casser des dynamiques collectives (déjà largement fragilisées) – chacun cherchant à tirer personnellement son épingle du jeu. Au-delà, le projet de LPPR empêche de poser la question du manque de postes de titulaires du personnel des enseignants-chercheurs comme du personnel de BIATOSS (qui porte l’administration de la recherche). Par ailleurs, le projet de LPPR rend invisible les différences de moyens entre les universités et laboratoires de recherche, ce qui risque de renforcer les dynamiques inégalitaires (déjà présentes) en privilégiant les lieux de recherche importants au regard du nombre de chercheurs et du volume de production, mais aussi de conduire à la formation de grands pôles de recherche hyper-spécialisés qui recevront la majorité des financements et dotations.

Enfin, les réformes en cours masquent les spécificités des différentes disciplines, en imposant un modèle unique d’évaluation des activités des enseignants-chercheurs et des laboratoires, ainsi que le principe du financement de la recherche par appels d’offre. Le principe des appels d’offre n’est, en soi, pas problématique ; il assure même la vitalité de la recherche. Néanmoins, quand celui-ci devient la seule ligne d’horizon de toute activité de recherche, cela peut nuire à la qualité de la production. En effet, si l’on suit le projet de LPPR, la norme sera de plus en plus celle des réponses à appel d’offre, sur des thématiques de recherche ciblées et prédéterminées à l’avance. Or, cette modalité de financement de la recherche impose des temps de recherche courts (entre 12 et 18 mois, souvent non renouvelables) et une logique de rentabilité immédiate des résultats, qui transforme les équipes sélectionnées en prestataires de service. Celles-ci sont, en effet, soumises à des objectifs de rendement prédéterminés et surtout, à la production de “livrables” qui n’ont parfois que très peu à voir avec l’activité et les enjeux scientifiques. Ainsi, ce type de financement, peu adapté aux sciences sociales car davantage calqué sur les routines professionnelles de la recherche appliquée, conduit à produire des documents rédigés avant tout dans une logique de communication voire de promotion des commanditaires plus que dans une logique académique. Ce faisant, il se heurte au principe même de la recherche en sciences sociales, à savoir le principe d’objectivation, qui consiste à « mettre à distance toute valeur, tout préjugé ou toute conviction pour étudier un phénomène social, un groupe d’acteurs, une institution » (Durkheim). En effet, dès lors que les thèmes de recherche vus comme légitimes et les projets récompensés le sont par des décideurs publics, politiques et/ou privés dont les logiques d’intéressement ne sont pas ceux du monde académique, ou encore par des commissions, à la composition opaque, qui marginalisent très largement les enseignants-chercheurs, le risque d’une mise sous dépendance de la recherche existe. Et la question se pose de savoir comment résister à cette tendance lourde, dans un contexte où nous, enseignants-chercheurs, nous épuisons à rechercher des fonds pour conduire nos activités – autant, sinon plus, qu’à mener notre propre agenda de recherche au bénéfice de la production de savoirs scientifiques. Cette capacité à lever des fonds étant devenue un critère à partir desquels nos universités, nos laboratoires, nos carrières sont évalués.

Des procédures d’évaluation des carrières réduite à des logiques comptables

Christophe Traïni (Professeur de science politique, Sciences Po Aix – CHERPA) est, de son côté, revenu sur les enjeux de l’évaluation de la recherche. Contrairement à ce qu’a prétendu le Président du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), Antoine Petit, en novembre dernier, les chercheurs français sont loin d’être rétifs aux principes de l’évaluation. Cette dernière, bien au contraire, marque toutes les étapes de la carrière des enseignants-chercheurs selon des exigences bien connues depuis que des communautés de savants s’efforcent de produire des connaissances indépendantes des puissances religieuses, politiques ou économiques. Ce modèle de l’évaluation, la diputatio, repose sur une discussion contradictoire et collégiale de la solidité et de la congruence de l’ensemble des éléments qui constituent une démarche scientifique (problématique, hypothèses, collecte des données, interprétations et administration de la preuve). Or, reprenant un discours politique latent depuis les années 2000, les « champions de la réforme » s’efforcent d’imposer un modèle alternatif d’évaluation emprunté aux mondes de la finance et du New Public Management. Il s’agit de réduire les évaluations à des indicateurs comptables, érigés en prétendues mesures de performances des chercheurs, et de transposer les logiques de mise en concurrence propres au secteur marchand dans le secteur (public) académique. Cependant, le secteur de l’enseignement et de la recherche ne peut être réduit à ces logiques comptables, tout autant que le secteur du care d’ailleurs (dont les membres manifestent également depuis plusieurs semaines contre le gouvernement pour alerter l’opinion publique sur la raréfaction dangereuse des moyens de l’hôpital public). Christophe Traïni souligne, plus particulièrement, les effets pervers des indicateurs de publication promus, qui entendent mesurer le classement de chacun selon des logiques discutables de citation, ce qui encourage les comportements de type “troll” visant bien plus la visibilité et la captation des financements que la production d’avancées scientifiques significatives.

Répondre à la commande publique : une nécessité ?

Franck Frégosi (Professeur de science politique) et Marie-Laure Boursin (anthropologue, Directrice administrative de la recherche, Sciences Po Aix – CHERPA), ont enfin discuté de la problématique de “faire avec la commande publique”, notamment autour des projets du Bureau central des cultes (BCC) financés par les “crédits Islam et société” du ministère de l’Intérieur. Franck Frégosi a aussi évoqué un autre versant de la commande publique, au travers de la création de postes de Maître de Conférences fléchés “radicalisation”. Il est notamment revenu sur le contexte sécuritaire dans lequel la recherche sur ce sujet s’inscrit en France depuis les assassinats perpétrés par Mohamed Merah en 2012 à Montauban et Toulouse, jusqu’au massacre de journalistes de Charlie-Hebdo par les frères Kouachi, l’attaque contre l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes par Amedi Coulibaly (etc.) jusqu’aux fusillades au Bataclan et sur diverses terrasses parisiennes. En amont de ces faits divers d’une extrême violence, un premier “livre blanc”, recensant l’ensemble des centres de recherche travaillant sur les mondes musulmans (rapport Meyer Jahouen, 2014) avait déjà signalé par manque de postes la probable marginalisation des études arabes et islamiques. Cela devait conduire le CNRS et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, à lancer des appels à projets sur des thématiques en lien avec les mutations affectant le champ islamique contemporain , et pour le ministère d’ouvrir des postes de MCF sur les matières dites rares (islamologie principalement au départ).Il en est ressorti une volonté affichée de davantage développer les études sur le fait musulman et les idéologies politiques liées à l’Islam, qui jusqu’alors étaient souvent l’apanage de politistes (parfois très médiatiques) – au premier rang desquels, Gilles Kepel, dont les écrits de plus en plus sous forme d’essais faisaient l’objet d’une intense médiatisation. La volonté de “faire bilan” a également été manifeste dans un article de l’ancien patron du CNRS, le chimiste Alain Fuchs, publié dans Libération en février 2015 et : “ Après Charlie, quelles recherches ? ”.

Du côté du ministère de l’Intérieur alors dirigé par Bernard Cazeneuve, devait émerger l’idée que via le BCC, et sous l’impulsion de chargés de mission issus du monde académique, – ce ministère pouvait également proposer des financements destinés à cibler des questions et des terrains de recherche sur le fait musulman en France. Ces diverses recherches devaient contribuer chemin faisant en comblant des lacunes de la recherche, en même temps aider à l’élaboration au profit des pouvoirs publics de réponses sous la forme de politiques publiques ciblées, peu ou prou destinées à comprendre les dynamiques qui traversent les communautés musulmanes, tout en aidant au décryptage des processus de “ radicalisation ” au nom de l’islam. En l’espèce, ce positionnement adopté par Bernard Cazeneuve tranchait radicalement avec celui de son prédécesseur, Manuel Valls, qui considérait lui, “ qu’expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ”. Ainsi, depuis le lancement des premiers crédits recherche “ Islam et société ”, le ministère de l’Intérieur a financé plus de soixante-trois projets ciblés, portés par des chercheurs statutaires, largement épaulés par de jeunes chercheurs précaires (sans poste dans l’université ou dans le monde de la recherche). Les équipes de recherche du bassin aixois, que ce soit l’Institut d’Études Politiques ou les laboratoires de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (MMSH) – et, en premier chef, l’IREMAM -, ont largement fait le choix de s’inscrire dans ces divers dispositifs nationaux, avec sans doute la volonté de se faire entendre sur ces sujets socialement sensibles (statut de l’islam, radicalisation politico-religieuse, terrorisme…), et le souci de renforcer leur propre capacité en interne à diffuser des connaissances et des savoirs adossés sur les recherches de terrain et la maîtrise des corpus idéologiques mobilisés par certains des opérateurs de radicalité. S’agissant du versant des études financées par les crédits du BCC Franck Frégosi, a notamment souligné que les résultats de ces recherches ont été, jusqu’à présent, largement ignorés des gouvernants.

De son côté, Marie-Laure Boursin a présenté son expérience de jeune chercheuse non statutaire investie dans deux de ces appels à projet et a notamment insisté sur les effets de cette forme de recherche appliquée. En premier lieu, l’injection d’argent dans le secteur de la recherche (ici, en SHS) ne permet pas, sur des volumes financiers de 30 000 euros annuels en moyenne, de créer des emplois (de post-doctorants) pour les précaires sans poste sur la durée du programme. À cela s’ajoute la problématique de la temporalité des programmes financés, courte puisque d’une durée d’un an (reconductible, au mieux, pour une année supplémentaire), pour les équipes administratives qui accompagnent leur déroulement. En effet, plusieurs mois s’écoulent souvent entre la signature de la convention, le début du contrat et le versement de la subvention… ce qui est particulièrement dommageable pour les jeunes chercheurs (souvent, sans salaire régulier), qui doivent avancer les sommes nécessaires à la conduite de leur travail. Par ailleurs, le calendrier de la recherche imposé par les commanditaires ne permet pas aux équipes sélectionnées de traiter finement l’ensemble des données récoltées. Ensuite, les institutions demandeuses attendent souvent des chercheurs qu’ils fassent des préconisations susceptibles de guider l’action publique, au risque de la simplification des réalités sociales observées. Les chercheurs doivent également faire preuve de beaucoup de pédagogie auprès des administrations requérantes pour déconstruire certaines prénotions tenaces. Au final, si ce type de programme est une opportunité pour les jeunes chercheurs, il paraît illusoire à Marie-Laure Boursin de penser qu’ils puissent rendre compte pleinement de la complexité des phénomènes socio-politiques étudiés. D’autant plus qu’au sujet de l’islam, les derniers appels d’offre font porter l’attention sur les processus de violence politique et de “ radicalisation ”, ce qui tend à évincer des radars de la recherche les pratiques dites ordinaires des croyants, qui participent pourtant grandement aux transformations des manières d’être et de se dire musulman(e) dans la France contemporaine.

Rémi Carcélès, doctorant en science politique, Sciences Po Aix – CHERPA

Pour citer cet article : Rémi Carcélès, LPPR : Les enjeux d’une réforme, Un Œil sur la Cité, 17/09/2020, https://spx.hypotheses.org/3514

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